EXPÉRIMENTÉE DÈS LES PREMIERS MOIS DE LA VIE, LA MUSIQUE SE RÉVÈLE ÊTRE BÉNÉFIQUE POUR L’ÂME... ET POUR LE DÉVELOPPEMENT DU CERVEAU Par Annie Labrecque
Quand les airs de La bohème retentissent aux oreilles du petit Gabriel, trois ans, l’effet calmant est immédiat lors des longs trajets en voiture. «En ce moment, il écoute cinq chansons populaires de Charles Aznavour en boucle. Il a eu un coup de cœur dès les premiers instants», raconte sa maman Léa.
Elle et son conjoint, qui prennent tous deux plaisir à jouer différents instruments, ont introduit très tôt la musique dans la vie de leur garçon. À l’âge de trois mois, Gabriel et sa mère ont participé à un atelier d’éveil musical donné par Musique & Compagnie, à Montréal. Charlotte Héau, l’une des cofondatrices, explique que la musique est un univers accessible à tous, même aux bébés. «Dès l’enfance, on peut développer le goût de la musique. C’est autant épanouissant d’en écouter que d’en jouer. Et même d’en jouer mal!» s’exclame-t-elle.
Pendant les ateliers, les enfants s’initient au plaisir de la musique par le biais de comptines et de percussions adaptées à leurs petites mains. Si l’objectif principal de Mme Héau est de transmettre l’intérêt musical à sa jeune clientèle, elle croit aussi que la musique participe au développement global et cognitif de l’enfant. Et elle n’a pas tort, si on en croit la science.
Des bienfaits sur le développement cognitif
Dans une étude de 2016 publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, deux chercheuses de l’Université de Washington corroborent que les expériences musicales améliorent l’ensemble des fonctions cognitives chez les bébés de neuf mois. À travers des séances de jeu, un premier groupe composé de 20 poupons étaient guidés par leurs parents à taper au rythme d’une valse à trois temps, alors que dans le deuxième groupe, qui servait de groupe contrôle, 19 bébés et leurs parents participaient à des jeux libres, sans musique, avec des jouets et des blocs.
Après 12 sessions de jeu, les chercheuses ont utilisé la magnétoencéphalographie (MEG), une technique d’imagerie, avec laquelle elles ont pu examiner l’activité cérébrale des bambins pendant l’écoute de plusieurs séries de sons et de mots, dont certaines avec un rythme perturbé. Elles ont alors constaté que les cortex auditif et préfrontal des bébés ayant suivi l’apprentissage musical réagissent plus fortement aux perturbations rythmiques que le groupe témoin. Cela indiquait aux chercheuses que les enfants ayant reçu une stimulation musicale étaient en mesure de détecter cette «cassure» rythmique. Or, ces deux parties du cerveau sont notamment impliquées dans le traitement de la musique et des nouveaux sons associés au langage.
Ces chercheuses sont loin d’être les seules à avoir exploré les effets de la musique chez les bambins. Laurel Trainor, chercheuse et psychologue de la cognition à l’Université McMaster, en Ontario, a réalisé une étude similaire avec 21 enfants, dont les résultats ont été publiés dans la revue scientifique Developmental Science. Avec l’aide d’enseignants en musique, les parents et leurs poupons de six mois ont appris ensemble un répertoire de chansons, de berceuses et de comptines pour stimuler leurs habiletés à écouter et à chanter. Un CD de musique était remis aux parents afin de poursuivre l’apprentissage à la maison. Au bout d’une période de six mois, en les comparant avec un groupe témoin, Mme Trainor a remarqué que les bébés qui participaient activement à ces ateliers musicaux avec leurs parents présentaient de meilleures aptitudes pour communiquer, qu’ils étaient moins stressés face à une nouvelle situation et qu’ils avaient tendance à être plus souriants que la cohorte témoin.
« DÈS L’ENFANCE, ON PEUT DÉVELOPPER LE GOÛT DE LA MUSIQUE. C’EST AUTANT ÉPANOUISSANT D’EN ÉCOUTER QUE D’EN JOUER. ET MÊME D’EN JOUER MAL! »
«Ces activités sont très agréables pour les nourrissons, affirme Laurel Trainor en entrevue. Cette étude a montré que ça avait des effets bénéfiques sur l’acquisition du langage et le développement social. Dans le cadre de l’éducation musicale, peut-être devrions-nous accorder davantage d’attention à la motivation et à la joie que nous procure la musique.» Au cours de ses années de recherche, la psychologue a ainsi observé que la musique est souvent créée dans un contexte où on est en relation avec les autres et où se tisse un lien social fort parmi les participants. «Je pense que l’éducation musicale précoce devrait se réaliser avec d’autres enfants, car c’est la clé de la motivation», ajoute-t-elle.
Ces expériences doivent donc être faites dans le plaisir. À ce propos, Charlotte Héau se rappelle bien de ses études dans un conservatoire de musique français: «C’était loin d’être plaisant. Ce n’était pas épanouissant comme façon d’apprendre la musique.» Ainsi, plus ieurs de ses camarades de classe ont fini par ne plus toucher à leur instrument. C’est pourquoi elle propose à sa jeune clientèle une approche de la musique axée sur le plaisir. «C’est important d’apprendre tout en s’amusant!» insiste-t-elle.
Les différentes langues musicales
Dès les premiers instants de sa vie, un nouveau-né possède les capacités cognitives pour traiter la musique et distinguer les changements de tonalité d’une mélodie. La chercheuse canadienne Laurel Trainor constate que le cerveau du nourrisson est particulièrement malléable à la musique pendant cette période de la petite enfance.
«Les tout-petits sont capables de mieux percevoir un changement dans la mélodie que leurs parents, car leur cerveau n’est pas encore spécialisé dans un style musical», nous a expliqué la chercheuse. Dans le cadre d’une situation expérimentale, si on leur fait écouter un segment musical et qu’on le répète ensuite en modifiant quelques notes, le cerveau des petits s’en aperçoit. Ils savent distinguer des différences dans la structure rythmique ou mélodique que les adultes ne détectent pas. Cependant, au fur et à mesure que l’enfant grandit, son cerveau s’adapte à l’environnement sonore autour de lui.
S’il existe plusieurs points communs entre les nombreux types de musique à travers le monde, il y a également beaucoup de divergences, souligne Sandra Trehub, professeure émérite à l’Université de Toronto et spécialiste de la psychologie de la musique: «Au cours des premiers mois de vie, l’oreille musicale des enfants est universelle, car elle n’est pas encore accordée aux spécificités de la musique occidentale, par exemple.»
Sans qu’il s’agisse d’une règle générale, la musique occidentale est souvent composée de gammes majeures et mineures et de rythmes simples. Dans certaines régions du monde, comme en Afrique ou en Amérique du Sud, la musique dominante intègre plutôt d’autres systèmes d’accords et de gammes, ainsi que des approches musicales différentes dans la mélodie. Le cerveau d’un adulte qui n’a pas baigné dans cet univers sonore aura plus de difficulté à percevoir toutes ces nuances rythmiques complexes, car en grandissant, le cerveau devient en quelque sorte accordé à la musique qui l’entoure.
«À l’âge d’un an, le cerveau se spécialise par ce qu’il entend le plus souvent dans son environnement. Ainsi, un enfant exposé à la musique occidentale sera sensible à ses structures mélodiques et harmoniques», indique Mme Trainor. Selon elle, il pourrait être intéressant d’exposer les oreilles des bébés à une richesse de rythmes et de musiques complexes dès leur jeune âge. Pendant ses ateliers, Charlotte Héau se fait d’ailleurs un point d’honneur de faire découvrir à ses jeunes participants toutes sortes de comptines, mais également des musiques éclectiques. «Je ne leur fais pas entendre de heavy métal, mais j’essaie de leur faire jouer des musiques du monde, du classique et du jazz.»
Le pouvoir de la musique et des mots
Si la musique peut rendre heureux, elle joue aussi sur l’apprentissage des mots. En effet, la recherche scientifique a démontré que la musique aide à développer les compétences auditives et linguistiques, ainsi qu’à améliorer les habiletés de lecture et d’écriture, tant chez les enfants que les adultes. La musique et le langage sont donc intrinsèquement liés, car les régions du cerveau qui en sont responsables sont interreliées.
«La parole et la musique possèdent un schéma rythmique nous permettant de capter le sens et la relation entre les divers éléments, c’est-à-dire des notes ou des mots, explique Laurel Trainor. Sans ce schéma rythmique, il serait plus difficile de les comprendre. En anglais, par exemple, nous avons des syllabes fortes, des syllabes faibles, et nous nous attendons à certains modèles de phrases qui permettent de traiter rapidement l’information. C’est aussi ce qui se produit dans une mélodie.»
Cette connexion entre le langage et la musique a amené un groupe de chercheurs européens à se pencher sur des interventions musicales qui traiteraient les problèmes découlant de la dyslexie, un trouble d’apprentissage de la lecture, chez les enfants. «Le cerveau des personnes atteintes de dyslexie ne suit pas le rythme comme il le devrait, mentionne Laurel Trainor. Ce n’est pas qu’elles ne peuvent pas comprendre un propos ou qu’elles sont incapables de lire, mais c’est plus ardu pour ces personnes, car elles ne captent pas les structures rythmiques dans le discours.»
Des chercheurs européens ont voulu tester cette hypothèse dans une étude, publiée dans la revue PLOS ONE, où ils décrivent que six mois de pratiques musicales rythmées ont été nécessaires pour améliorer la capacité de lecture dans un petit groupe d’enfants dyslexiques âgés de 8 à 11 ans. Les résultats semblent encourageants: l’entraînement musical a amélioré leur conscience phonologique, c’est-à-dire leur capacité à percevoir et traiter les différents sons des mots, et leurs compétences en lecture comparativement au groupe témoin. Cela laisse croire que la formation musicale pourrait devenir un outil supplémentaire pour aider les enfants dyslexiques.
L’expérience a également été tentée chez les bébés avec un projet de recherche appelée DyslexiaBaby. Des chercheurs finlandais ont suivi des nourrissons qui présentaient des risques de développer de la dyslexie, car ils avaient des antécédents familiaux. Plusieurs fois par semaine, de la naissance jusqu’à l’âge de six mois, on leur a fait jouer des chants (voix d’homme ou de femme) combinés avec de la musique ou seulement une trame musicale. Les résultats ont montré des effets très modérés, voire inexistants, de ces écoutes musicales sur l’acquisition du langage. Les chercheurs suggèrent ainsi que «l’exposition passive à la musique peut ne pas être suffisante pour favoriser le développement auditif et linguistique pendant la petite enfance». Cependant, en combinaison avec des activités musicales participatives telles que danser, chanter, jouer du tambour ou taper des mains, il est possible d’en tirer des bénéfices pour les enfants dyslexiques.
Quant à Léa, la maman de Gabriel, elle croit que la musique a pu contribuer à son acquisition du langage et de la lecture. «La musique a tout de suite suscité un énorme intérêt chez lui» Chose certaine, la musique restera présente dans sa vie!
Y A-T-IL UN EFFET MOZART?
Voilà un mythe qui semble dur d’oreille. Écouter de la musique classique, en particulier celle du célèbre compositeur Mozart, améliore-t-il vraiment l’intelligence et les habiletés mathématiques? Malheureusement, il n’en est rien, d’après Sandra Trehub, professeure émérite à l’Université de Toronto et spécialiste de la psychologie de la musique. «Je suis très sceptique lorsque j’entends ce genre d’affirmations, dit-elle. Si la musique était à l’origine de développements cognitifs si importants, les musiciens seraient les personnes les plus intelligentes.» Pourtant, il existe bel et bien une étude à ce sujet qui a été publiée en 1993 dans la revue scientifique Nature. Les chercheurs américains avaient en effet remarqué une amélioration, seulement temporaire, du raisonnement spatial. Par la suite, ces résultats ont été mal interprétés et surtout exagérés, car la seule écoute de pièces de Mozart n’a aucun effet sur l’intelligence.