La musique, alliée des grands prématurés

AVEC POUR MISSION PREMIÈRE D’APAISER, DIFFÉRENTES APPROCHES THÉRAPEUTIQUES BASÉES SUR LA MUSIQUE ONT FAIT LEUR ENTRÉE DANS LES UNITÉS DE SOINS INTENSIFS NÉONATALS (USIN). INCURSION DANS L’UNIVERS DE LA PRÉMATURITÉ, OÙ LA MUSICALITÉ JOUE PARFOIS LE RÔLE D’ANGE GARDIEN. Par Annie St-Amour

Le ventre maternel est sans contredit l’environnement le plus propice à la croissance et au développement neurologique du bébé. Privé trop tôt de ce milieu de vie privilégié, le nouveau-né prématuré est vulnérable, d’autant que son cerveau est encore immature.

Depuis quelques années, des équipes multidisciplinaires en musicothérapie et en médecine travaillent de concert pour mieux connaître les effets et les bénéfices cliniques d’interventions vocales et musicales dans les unités de soins intensifs néonatals (USIN).

La population fragile que représentent les bébés nés avant terme est en croissance, révèle le site Web de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). À l’échelle planétaire, on estime à 15 millions le nombre de naissance prématurées, chaque année. Plus d’une sur dix! Toujours selon l’OMS, les nouveau-nés sont considérés comme prématurés s’ils sont «nés vivants avant 37 semaines d’aménorrhée». Trois niveaux de prématurité sont également identifiés: la prématurité extrême (moins de 28 semaines); la grande prématurité (entre la 28e et la 32e semaine); et la prématurité moyenne, voire tardive (entre la 32e et la 37e semaine). Voilà pour les statistiques et la terminologie. Place maintenant à la vraie vie, où la prématurité se présente comme un événement stressant voire traumatisant, non seulement pour le bébé, mais aussi pour ses parents qui vivent tout une gamme d’émotions dont, évidemment, l’appréhension du devenir à long terme de leur progéniture.

Bien qu’à l’hôpital tout soit mis en œuvre pour assurer le bien-être des nouveau-nés prématurés, il y a un bémol qu’on ne peut passer sous silence: l’USIN est un milieu où le niveau sonore dépasse parfois celui prescrit par les normes (45 décibels le jour et 35 la nuit selon les recommandations de l’OMS). Il y a les bips-bips, les sons mécaniques, mais surtout les bruits inattendus d’alarme (ou autres, inhérents au milieu hospitalier) qui font sursauter. Rien pour favoriser le sommeil pourtant essentiel à la maturation du cerveau, disent les recherches...

Programme sur mesure

Les thérapies musicales non invasives sont de plus en plus présentes dans les milieux de soins néonatals. Aux États-Unis, l’implantation, au tournant des années 2000, d’un programme de formation en musicothérapie spécialement conçu pour œuvrer auprès des bébés prématurés marquait le début d’une nouvelle ère. Intitulée First Sounds: Rhythm, Breath and Lullaby, cette approche a été développée par la Dre Joanne Loewy, musicothérapeute certifiée et directrice du Louis Armstrong Center for Music and Medicine du Beth Medical Center, à New York.

Les trois volets exploratoires de ce programme – le rythme, la respiration et la berceuse – ont notamment été mis à contribution lors d’un essai clinique piloté par la Dre Loewy. Les résultats de cette étude comparative (menée dans 11 hôpitaux auprès de 272 nouveau-nés) portant sur l’évaluation des effets de la musicothérapie sur les signes vitaux, l’alimentation et le sommeil chez les enfants prématurés ont été publiés dans la revue Pediatrics en 2013.

Deux instruments, le tambour d’océan et le Gato Box, sont privilégiés pour explorer la respiration et le rythme. L’intérieur du premier renferme des centaines de petites billes métalliques qui se déplacent au gré de l’inclinaison qu’on donne au tambour. Leur roulement rappelle le bruit de l’eau qui s’avance et se retire, comme une vague. Cet instrument, révèle l’étude, est celui qui a eu le plus d’incidence à la baisse sur la fréquence respiratoire des prématurés pendant l’interprétation en direct de la musicothérapeute.

Au cours d’une intervention pratiquée avec le Gato Box, une version américaine du tambour en bois, le musicothérapeute frappe la surface de l’instrument avec le bout des doigts afin de produire un son en clos, similaire aux battements de cœur maternels. Le tempo est ajusté à la fréquence cardiaque du nourris son afin de créer un rythme pour la succion. C’est ce qu’on appelle «l’entraînement», que les chercheurs définissent comme «la synchronisation et le contrôle d’un rythme physiologique par un stimulus extérieur impliquant l’utilisation en direct d’éléments musicaux conçus pour répondre aux signes vitaux du nourrisson afin d’inciter son organisme à se réguler». La meilleure façon d’en illustrer l’effet est de s’imaginer courir sur un tapis roulant en laissant le rythme de la musique dicter notre cadence. Preuve que le rythme entraîné fonctionne, l’étude a démontré que cette intervention a permis d’améliorer la fréquence cardiaque et la rythmique de succion des nouveau-nés prématurés.

COMPOSER AVEC L’ENVIRONNEMENT

Une autre méthode, appelée musicothérapie environnementale (EMT), est à l’essai dans les services de soins néonatals. Modus operandi: le musicothérapeute compose sa proposition musicale et vocale en y intégrant les sons d’alarme et les bibs-bips environnants. Le bébé, ses parents, le personnel soignant, bref, tous ceux qui sont présents tendent l’oreille

L’importance de la voix

Bien que la reproduction de sons endogènes dirigés s’avère efficace, la palme de la meilleure stimulation sonore revient toutefois à la voix, et plus particulièrement à la Song of Kin ou «chanson de la parenté» à laquelle réfère l’étude américaine pilotée par Joanne Loewy. Cette mélodie puisée dans le patrimoine musical et culturel du cercle familial englobe autant les comptines que les cantiques, les airs connus que les compositions sur mesure.

La voix est aussi l’instrument principal de la musicothérapie créative destinée aux bébés prématurés (Creative Music Therapy ou CMT), une autre approche individualisée et interactive développée en Suisse par la Dre Friederike Haslbeck, musicothérapeute clinicienne au service de néonatalogie de l’Hôpital universitaire de Zurich. La CMT à l’USIN est une adaptation de la thérapie musicale créé en 1977 par Paul Nordoff et Clive Robbins, et qui se fonde sur la croyance que chacun peut répondre à la musique quel que soit son état de santé.

Questionnée sur ce qui l’avait guidé vers cette méthode, Dre Haslbeck précise qu’il ne s’agit pas d’une méthode, mais plutôt «d’une démarche musicale qui reconnaît non seulement le potentiel que tous ont à s’engager dans une pratique musicale active et communicative (sans égard à la maladie, au handicap, au traumatisme ou à l’isolation sociale), mais aussi l’importance de le faire pour le développement d’apprentissages, de l’estime de soi et de la capacité à satisfaire l’interaction sociale»

PSST! On s’est entretenues avec Dre Joanne Loewy, et on vous parle justement de ses recherches dans notre texte portant sur la musicothérapie.

Musicalité bienfaisante

Basée sur les principes du Programme Néonatal Individualisé d’Évaluation et de Soins de Développement (NIDCAP®) et apparentée à la musicothérapie créative chez les patients comateux, la musicothérapie créative à l’USIN est idéalement pratiquée lors d’une séance conjointe de peau à peau (aussi connue comme la méthode Kangourou), alors que le bébé est sur la poitrine du parent. À leur côté, explique la Dre Halsbeck, «le musicothérapeute analyse le profil respiratoire et la gestuelle du nourrisson et les transforme en un bourdonnement improvisé qu’il adapte constamment aux rythmes fragiles et aux expressions faciales subtiles de l’enfant. Les parents sont aussi encouragés à fredonner. Leur chant favorise les interactions intuitives parents-enfants et renforce le lien d’attachement.»

Un monocorde peut accompagner la voix. Cet instrument de musique en bois à une corde génère des sons apaisants et des stimulations vibroacoustiques qui rappellent l’expérience sonore vibratoire vécue par le fœtus dans le ventre de sa mère. «Les monocordes que nous utilisons ont été spécialement conçus et fabriqués pour les USINS de Zurich et de Berne, souligne Dre Halsbeck. Leur taille est réduite de moitié pour qu’ils puissent servir au chevet d’un lit, mais ils sont dotés de cordes supplémentaires dans les octaves et les quintes afin de générer la même richesse d’harmoniques et de vibrations que les modèles classiques. Ils sont laqués conformément aux normes d’hygiène des USINS et accordés à la note fondamentale de chaque environnement USIN à dessein de masquer les bruits environnants.»

Le son du monocorde est empreint d’une énergie vibratoire bienveillante qu’on peut transmettre à l’enfant en plaçant l’instrument contre l’épaule ou le bras du père ou de la mère. «Les ondes sonores calmes et lentes sont conduites à travers le corps du parent et rejoignent doucement l’enfant, ce qui contribue à leur détente mutuelle, révèle la clinicienne. Les parents étant eux-mêmes tendus lors des soins kangourou en raison du stress parfois grand lié à un accouchement prématuré, c’est l’occasion pour eux et pour l’enfant de se relaxer et de se percevoir l’un l’autre avec plus d’intensité.»

« UN MONOCORDE PEUT ACCOMPAGNER LA VOIX. CET INSTRUMENT DE MUSIQUE EN BOIS À UNE CORDE GÉNÈRE DES SONS APAISANTS ET DES STIMULATIONS VIBROACOUSTIQUES QUI RAPPELLENT L’EXPÉRIENCE SONORE VIBRATOIRE VÉCUE PAR LE FŒTUS DANS LE VENTRE DE SA MÈRE. »

Stimulation sur mesure

En 2019, une étude prometteuse menée dans les hôpitaux universitaires de Genève, en Suisse, a conclu aux bienfaits de la musique sur le cerveau des prématurés qui ont écouté de la musique instrumentale enregistrée. Les trois environnements sonores, créés sur mesure par le compositeur Andreas Vollenweider, intègrent des instruments (pungi, harpe et clochettes) choisis en fonction des réactions des bébés. SOURCE: UNIVERSITÉ DE GENÈVE; UNIGE.CH

De la théorie à la pratique

La musicothérapie créative pour les nouveau-nés pré maturés et leurs parents à l’USIN a fait l’objet d’un essai clinique randomisé et contrôlé – le premier à évaluer les effets, à court et à long terme, de la musicothérapie créative (CMT) sur le développement physiologique et neurologique des prématurés (nés avant la 32e semaine de gestation) –, dont les résultats ont été publiées en juin 2021 dans la revue Frontiers in Pediatrics.

Contrairement aux analyses préliminaires témoignant «des effets bénéfiques de ces interventions musicales et vocales sur l’activité cérébrale et la connectivité des réseaux sous-jacents à une plus grande organisation cognitive, socio-émotionnelle et des fonctions motrices», cette étude révèle qu’aucun effet significatif de la musicothérapie créative n’a été observé chez la cohorte d’enfants suivie à l’âge de deux ans.

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette dissonance, l’une d’elles étant que les interventions de CMT n’ont été offertes que durant le séjour à l’USIN. Des interventions de suivi, en groupe ou à domicile, pourraient «faire le pont entre les services de soins néonatals et les soins pédiatriques ambulatoires», estiment les auteurs.

C’est dans cette optique qu’un projet interdisciplinaire baptisé Transition vers la maison a été mis en place à l’Hôpital universitaire de Berne. «Les parents apprécient beaucoup ces séances de musicothérapie à domicile. Par contre, il y a la question des coûts liés à ces services qui, souvent, ne sont pas couverts par les assurances médicales. Pour cette raison, nous avons fondé Amiamusica, une association de parents ‘‘pour les parents’’ qui s’aligne sur des professionnels de la santé et de la musicothérapie. Par le biais d’une plateforme Web, elle a pour objectif d’informer sur la façon d’utiliser la musique pour les prématurés et les nouveau-nés malades, basée sur des données et sur l’expérience.» Des concerts et des outils musicaux sont ainsi offerts aux familles pour inciter les parents à intégrer le chant et la musique dans leur quotidien.

Une œuvre pour l’heure inachevée

Bien que la musicothérapie à l’USIN soit encore au stade de l’expérimentation et que l’ambiguïté persiste quant à la portée de ses bienfaits à long terme, le projet-pilote a toutefois démontré que la musicothérapie créative est sécuritaire et prête à être implantée. Le souhait de la Dre Haslbeck est que plus d’USIN offrent des thérapies complémentaires semblables dans leur pratique clinique et leurs programmes de suivi pour, dès le départ, habiliter à la fois les enfants et les parents dans leur lien d’attachement.

Pouvoir redonner des forces aux enfants et aux parents et renforcer leur relation au moyen de communications musicales signifiantes, de façon à ce que le stress lié à une naissance prématurée se transforme en un développement global positif: voilà une approche assurément promise à un bel avenir.